Ce que raconta Croquosel Lalunébel
— Je suis né sur la planète Mars, commença Croquosel…
Et un silence religieux accueillit cette première déclaration.
Comme un vieux conteur expérimenté, le petit garçon s’arrêta quelques instants, pour bien laisser ses auditeurs mesurer l’importance de la nouvelle, et pour leur faire mieux désirer la suite.
Revenue de sa première surprise, Clochinette ne put s’empêcher de demander :
— C’est comment, sur Mars ?
— Eh bien, le ciel est orange…
— Oh, non ?
— Si. Le reste aussi. Toutes les choses sont orange ou jaunes. Et tu vois tout exactement comme si tu avais la jaunisse…
— C’est pour ça que tu as les cheveux roux ?
— Bien sûr.
— Là-bas, tout le monde a les cheveux roux ?
— Bien sûr.
— Les arbres sont orange aussi ?
— Il n’y a pas d’arbre.
— Comment ! Il n’y a pas d’arbre ?
— Non… enfin, pas des arbres pour de vrai. Il n’y a que des lichens orange et des mousses bouton d’or.
— Il y a des montagnes orange ?
Croquosel eut un mouvement d’impatience.
— D’abord, il n’y a pas de montagne… Ah et puis, si vous m’interrompez tout le temps, on sera encore là demain !
Clochinette et Paméla baissèrent le nez.
— Non, il n’y a pas de montagne ; il n’y a qu’une grande plaine pelée tout orange, avec des canaux, des marécages, quelques mers, quelques fourrés de lichens, et des marais salants ; on voit souvent de la neige et de la glace. De la glace jaune et de la neige orange, naturellement… Où est-ce que j’en étais ?… Ah oui, je suis né sur Mars, et le premier jour où je suis allé à l’école…
Mais Clochinette ne pouvait pas se taire plus longtemps.
— Mais comment était ta maman ?
— Et ton papa ? ajouta Paméla, il avait une barbe orange ?
Croquosel les regarda ; et il eut un petit sourire un peu triste.
— Sur Mars – continua-t-il – les enfants n’ont pas de parents. Ils naissent à l’âge de sept ans, et ils vont tout de suite à l’école.
— Alors, tu as appris la conjugaison du verbe avoir, et les mètres, et les centimètres, et combien on a de dents, et toutes ces choses-là ?
Non, fit Croquosel (comme sortant d’un rêve). Ah ! c’est vrai que sur la Terre, vous apprenez tout ça… Non – répéta-t-il – je n’ai appris là-bas ni combien on a de dents, ni le verbe avoir, ni… comment dis-tu ?… Ah ! les centimètres… Non, pas là-bas.
— Tiens ! dit Paméla, vivement intéressée, qu’est-ce que tu apprenais alors ?
— On apprenait comment construire un abri… avec quoi fabriquer une pirogue, si l’on ne voulait pas qu’elle coule… De quelle façon allumer un feu sans allumettes, et l’entretenir pour qu’il ne s’éteigne pas…
Les yeux dans le vague, Croquosel rêvait…
— Et quoi d’autre encore ?
— On apprenait la meilleure manière de trouver une source… et à se protéger du vent… Et aussi – avoua-t-il, moins enthousiaste – à laver ses chaussettes !
— Ça, c’est moins drôle ! observa Clochinette.
— Oui, mais c’est nécessaire ! dit Croquosel, pratique. (La vie l’avait mûri de bonne heure.)
— Rien n’est parfait… murmura Paméla.
— On apprenait aussi, continua Croquosel, à coudre ses boutons et à plier ses vêtements.
Paméla pensa que Croquosel avait dû souvent jouer au morpion pendant ce cours-là…
— Il est vrai que c’est difficile, reconnut-elle, équitable.
Car Paméla, il faut bien le dire, était toujours dernière en couture…
— Et pourquoi n’y es-tu pas resté ?
Croquosel parut embarrassé…
— Comment es-tu arrivé ici ? insista Clochinette.
— Eh bien… Je n’ai jamais su très bien : je me suis endormi, un soir, tu sais, comme d’habitude ; j’ai eu l’impression de dormir, longtemps, longtemps ; j’ai rêvé que je volais… et puis, je me suis réveillé dans la hutte du Chemin des Humains…
Tiens, songea Paméla, c’est curieux : tout à l’heure, il disait que c’était lui qui l’avait construite !…
Puis elle pensa qu’il n’avait pas eu de papa ni de maman, pour lui apprendre à dire la vérité… Ce n’était pas tout à fait de sa faute.
— Non, je n’ai jamais su… reprit Croquosel.
On voyait que ça l’ennuyait.
— Il y a des choses tellement bizarres, dans la vie – dit Paméla, encourageante – il ne faut pas se tracasser pour ça.
Croquosel renifla. Il y eut un instant de silence.
Salamalec – raisonnable – fit remarquer qu’il était tard, et que Madame castor était sûrement très inquiète.
— Mais Ultimatum ? protesta Clochinette.
Il fallait absolument rentrer à la maison castor… comment faire ?
On décida de profiter du prochain jour de congé pour se rendre chez la Clapiclote.
Clochinette et Paméla proposèrent à Croquosel de l’emmener avec elles.
On s’arrangerait très bien : papa-castor n’aurait qu’à monter chercher un lit de camp au grenier ! On pourrait l’installer dans la salle de bains, par exemple… Croquosel fit semblant d’hésiter. C’était un petit garçon orgueilleux.
Il ne l’aurait pas avoué pour tout l’or du monde, mais il avait bien envie de découvrir une vraie famille… Une vraie baignoire… l’odeur des confitures… quelqu’un qui vous embrasse le soir, et qui dit : « Croquosel, ne mets pas tes doigts dans ton nez ! »… et le chocolat au lait…
Et puis, tout de même, depuis le temps qu’il en entendait parler, il aurait bien voulu voir lui-même la Clapiclote…
« Mange-t-elle vraiment des boutons de culotte ? » songeait-il…
Il se dit qu’il ferait bien de mettre une ceinture ou des bretelles, quand il irait la voir… ou peut-être même les deux : il est si désagréable de se retrouver avec un pantalon qui ne tient pas !…
Le petit garçon tira le tiroir de la table.
Il enfouit dans ses poches les trois billes d’agate veinées de vert, l’élastique, les deux marrons, le canif de nacre, et le coquillage rose pas plus grand que la paume de main de Salamalec…
Puis il ouvrit la porte d’un air résolu.
La neige avait cessé de tomber.
Les deux petites-castor montèrent dans le traîneau avec Hildephonse Salamalec, tandis que Croquosel Lalunébel marchait près d’Agathe Chèvrefeuille. La petite troupe reprit en sens inverse le Chemin des Humains, laissant ainsi à l’auteur le temps de chercher des idées pour le prochain chapitre.